Explore la souveraineté numérique - Chaire Science Po & Sopra Steria Next
Orateur : Guilaumme Tusseau
Mon nom Guillaume Tusseau.
Je suis professeur de droit public à l'École de droit de Sciences Po et membre de l'Institut universitaire de France.
Mes deux champs de spécialité sont d'un côté le droit constitutionnel, plus particulièrement le contentieux constitutionnel et le contentieux constitutionnel comparé, et d'un autre côté, la philosophie du droit, et notamment la théorie analytique du droit et la philosophie du droit de Jeremy Bentham.
L'activité des platesformes ou de la plupart des acteurs du numérique a un impact fondamental aujourd'hui sur des droits essentiels comme la liberté d'expression, la liberté économique, la liberté de réunion, la liberté politique et donc sur des valeurs qui sont de manière centrale des valeurs constitutionnelles.
Par exemple, une plateforme va conditionner la manière dont s'échange une information et donc elle met très directement en cause la liberté d'expression.
L'éventuelle modération dont vont faire l'objet certains contenus, mais de manière semblable en question la liberté d'expression.
La faculté de développer un discours de haine, la possibilité que ce discours fasse l'objet d'un retrait de la part de la plateforme met également en cause la liberté d'expression et aussi d'autres valeurs fondamentales comme la dignité, la non-discrimination, le respect dû à l'autre et donc mettent en cause des valeurs qui sont des valeurs constitutionnelles.
Donc pour un constitutionnaliste, il est assez naturel de s'intéresser à cette dimension des choses.
Mais il y a plus que la simple application de droits fondamentaux ou classiques à un univers nouveau.
Il y a aussi le fait que ces plateformes de manière de plus en plus autonomes, précisément parce que les Etats ont renoncé à réglementer ou à réguler un certain nombre de leurs comportements pour ne pas porter atteinte eux-mêmes à des libertés économiques, à la liberté d'expression de ces entreprises privées ou au droit à développer de nouvelles technologies.
Les Etats ont renoncé à la réglementation et ont d'une certaine manière délégué des fonctions d'organisation par exemple du débat public à ces plateformes.
Donc, de ce point de vue, non seulement il y a des droits fondamentaux classiques qui trouvent à s'appliquer, des fonctions qui sont des fonctions publiques, mais en plus une nouvelle sphère sociale qui tend à s'auto-constitutionnaliser du fait de la délégation de l'Etat ou des personnes publiques et à occuper des fonctions qui auparavant étaient celles de l'Etat. Donc, à nouveau, le constitutionnaliste peut se dire que d'une certaine manière, la grille de lecture qu'il apporte peut être pertinente pour analyser ces nouveaux cas.
La protection des droits fondamentaux classiques, leur formulation, qui date de près de 200 ans, est-elle suffisante pour appréhender de nouveaux phénomènes, des nouvelles technologies, des nouveaux supports d'exercice de ses droits ?
Ou bien doit-on au contraire inventer de nouveaux droits qui soient des droits constitutionnels 2.0 et des droits constitutionnels propres aux nouvelles technologies ?
De même, doit-on se contenter d'un système de séparation des pouvoirs tel qu'il existe aujourd'hui, ou bien doit-on repenser la séparation des pouvoirs si on voit qu'une plateforme est à la fois le législateur par les conditions d'accès aux services qu'elle élabore, par la manière dont elle les exécute, elle les met en œuvre et par le fait que cette plateforme va également avoir la troisième fonction, non seulement législative, exécutive, mais encore judiciaire, de trancher les éventuels conflits qui s'élèvent entre la personne dont un tweet a fait l'objet d'une modération ou la personne dont un message a été effacé ou dont un message n'est plus accessible dans un certain état ?
La sphère du digital est une sphère où s'applique les droits fondamentaux classiques, mais elle est aussi une source de réinvention des droits fondamentaux et une source de promotion de nouvelles figures des droits fondamentaux.
On peut penser par exemple au droit fondamental à la connexion à Internet que le Conseil constitutionnel a consacré.
On peut ensuite penser à des droits tels que la protection des données personnelles, le droit à la portabilité des données ou bien dans le cadre de processus de décision ou interviennent des algorithmes, une forme due process of law qui serait de nature à limiter la part que l'algorithme a, dans la prise de décision, à informer le destinataire de la décision, de l'intervention d'une intelligence artificielle dans la prise de décision et à donner un droit de contester ou de faire valoir des arguments face au processus qui a été mis en œuvre.
La Constitution du Chili a été amendée en 2021 pour y inscrire à l'article 19 le droit à l'autodétermination neuronale.
C'est l'idée que, face à des algorithmes et des sites qui nous connaissent de plus en plus et nous connaissent parfois mieux que nous mêmes, nous nous connaissons qui sont en mesure d'anticiper nos besoins, d'anticiper nos envies, d'anticiper nos demandes.
Il est nécessaire de sauvegarder l'autonomie individuelle.