Le casse-tête européen des paiements : fragmentation, souveraineté et Big Tech

par Guillaume Yribarren - Directeur de l'activité conseil chez Galitt - Sopra Steria
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Alors que l’Europe recherche une plus grande souveraineté en matière de paiements, j’observe notre écosystème entrer dans une phase de transformation profonde, portée par la convergence entre innovation numérique, enjeux géopolitiques et une feuille de route réglementaire de plus en plus ambitieuse. Face à une dépendance croissante vis-à-vis d’infrastructures non européennes, banques, régulateurs et fintechs passent enfin du diagnostic à l’action (et sous contrainte de temps).

Des initiatives pilotées par les banques, telles que Wero (la solution de paiement instantané portée par l’European Payments Initiative) et EuroPA (une alliance fédérée de schémas domestiques), émergent comme des réponses stratégiques à des décennies de fragmentation et de dépendance extérieure. La question n’est plus de savoir si l’Europe a besoin de ses propres capacités, mais comment les construire sans déstabiliser ce qui fonctionne déjà au niveau national.

 

L’Europe : un patchwork de comportements de paiement ?

Le marché unique européen n’a pas effacé les cultures de paiement. Le continent compte encore des dizaines d’habitudes et d’instruments différents, et cette diversité n’a rien d’anecdotique : elle résulte d’histoires nationales longues et de préférences consommateurs très ancrées.

L’Allemagne reste fortement attachée au paiement en espèces, en partie pour des raisons culturelles liées à la prudence et à la confidentialité. La France, à l’inverse, a massivement adopté la carte de débit, une dynamique accélérée en 2020 lorsque le sans-contact est devenu le réflexe par défaut en période COVID. Deux pays voisins, deux comportements de paiement radicalement différents.

La fragmentation n’est pas seulement culturelle, elle est aussi structurelle. En pratique, le seul moyen de paiement véritablement universel dans la zone euro reste le cash, protégé par son statut de monnaie ayant cours légal (un commerçant peut refuser une carte, mais pas des billets). Pour toutes les autres formes — virements, cartes, chèques, wallets — leur acceptation dépend de choix commerciaux et de la portée des infrastructures nationales ou de schéma.

Paradoxalement, cette diversité repose sur une base commune. Depuis environ 12 ans, SEPA standardise les virements et prélèvements dans 36 pays, créant une interopérabilité de référence pour les paiements de compte à compte. Les initiatives actuelles, comme Wero et EuroPA, s’appuient sur cette fondation — mais avec des philosophies très différentes.

 

Wero et EuroPA : rivalité ou complémentarité ?

Sous sa marque commerciale Wero, l’European Payments Initiative incarne une ambition initialement portée par la France, l’Allemagne et la Belgique : créer une solution européenne de paiement instantané réellement à l’échelle.

L’innovation centrale ne réside pas dans le règlement instantané (déjà disponible), mais dans l’expérience utilisateur. Les virements bancaires traditionnels restent contraints par la manipulation des IBAN, que ni les consommateurs ni les commerçants ne souhaitent saisir ou échanger. Aucun serveur ne vous donnera son IBAN pour régler un café, et aucun parcours e-commerce ne peut être construit à grande échelle sur la saisie manuelle d’un IBAN.

Wero répond à cela en permettant de payer via un numéro de mobile ou une adresse e-mail, associés au compte bancaire sous-jacent. Wero est conçu pour supporter des services à valeur ajoutée : règlement différé, annulation de transaction, contrôles antifraude avancés, et de nouveaux usages pour marchands et particuliers

Cependant, cette approche standardisée s’est heurtée aux réalités de marchés comme l’Espagne, les pays nordiques ou d’Europe de l’Est, où les solutions domestiques instantanées sont déjà matures et massivement adoptées. Ces pays se sont regroupés au sein d’EuroPA, qui porte une vision différente : chaque pays conserve sa marque et sa solution, et l’interopérabilité se fait via des passerelles transfrontalières plutôt qu’un front-end paneuropéen unique.

Pour ces pays, Wero ressemblait initialement à un projet descendant, imposant des standards fixes au détriment de systèmes locaux performants. Après des mois de tensions, un rapprochement a été annoncé en juin 2025. En principe, Wero et EuroPA s’engagent désormais à coopérer. Techniquement, les paiements P2P sont la couche la plus simple à unifier ; le véritable champ de bataille sera l’acceptation marchande et e-commerce, où les modèles économiques, les services à valeur ajoutée et les intégrations techniques sont bien plus complexes et sensibles politiquement.

 

Les banques européennes reprennent-elles la main ?

Les banques européennes subissent trois pressions simultanées.

1. Une dépendance stratégique vis-à-vis des schémas non européens

Visa et Mastercard dominent toujours largement le paysage européen. Cette dépendance n’est pas théorique : en 2014, après l’invasion de la Crimée, les paiements Visa pour les utilisateurs russes ont été coupés sous pression politique. L’épisode a montré à quel point l’accès aux infrastructures de paiement peut devenir une arme quand leur contrôle échappe à votre juridiction.

Pour l’Europe, dépendre quasi exclusivement de réseaux de cartes non européens est une vulnérabilité stratégique.

2. Une pression économique sur le modèle des paiements instantanés

La réglementation pousse les virements instantanés vers la gratuité pour les particuliers, alors que les coûts d’infrastructure, de fraude et de liquidité restent élevés. Wero représente une tentative des banques de remonter la chaîne de valeur, en superposant des services monétisables — garanties, gestion des litiges, données enrichies, services marchands — sur les rails instantanés, surtout côté commerçant.

3. Le risque de plateformisation par les Big Tech

Apple incarne un risque d’un autre type : Apple Pay s’interpose entre les banques et leurs clients tout en captant une part des revenus d’interchange.

Refuser Apple Pay est difficile : sans cette option, une banque risque de perdre des clients. Cela pose une question clé de souveraineté : si l’expérience utilisateur, l’authentification et l’interface appartiennent aux Big Tech, les banques deviennent des utilités de bilan invisibles, avec un contrôle limité sur les prix, les données et la relation client.

 

Le rôle des schémas domestiques et de Cartes Bancaires

Dans ce contexte, les schémas domestiques restent des actifs stratégiques. Aujourd’hui, seuls quelques pays disposent encore de réseaux nationaux puissants : Cartes Bancaires en France, Girocard en Allemagne, Bancontact en Belgique ou Multibanco au Portugal.

Le schéma français CB, vieux de plus de 40 ans, est particulièrement robuste en termes de parts de marché et d’efficacité. Le renforcer et assurer son intégration profonde avec les solutions de compte à compte comme Wero ou EuroPA constitue une voie claire pour préserver l’autonomie stratégique des banques françaises.

L’enjeu est d’éviter un choix binaire entre national et international, et de construire des modèles hybrides où schémas domestiques, paiements instantanés et réseaux globaux sont orchestrés intelligemment par les banques.

Où va la révolution des paiements ?

Trois tendances structurelles définiront la prochaine décennie.

1. Le paiement devient invisible

Uber reste la référence : on enregistre sa carte une fois, et l’acte de paiement disparaît. Cette logique s’étend aujourd’hui au commerce agentique : des agents IA capables de rechercher, comparer, choisir et acheter pour le consommateur dans un cadre contrôlé. Le paiement s’efface, mais les rails, la gestion du risque, la responsabilité et l’authentification deviennent plus critiques.

2. L’identité numérique devient centrale

L’Europe avance avec son portefeuille d’identité numérique. Il permettra une divulgation sélective d’attributs : prouver que l’on a plus de 18 ans sans donner sa date de naissance complète, ou démontrer la validité d’un permis lors d’une location de voiture.

L’identité va entourer et conditionner l’acte de paiement. Cette couche d'identité deviendra un terrain de compétition entre banques, Big Tech et autorités publiques.

3. La chaîne de valeur des paiements est en train d'être reconfigurée

Entre ambitions de souveraineté, pression des Big Tech et montée en puissance des fintechs, chaque acteur doit choisir son rôle : infrastructure, plateforme client, couche d’intelligence et de gestion du risque, ou utilité régulée.

Les banques ne pourront pas tout faire. Elles devront choisir où coopérer, où rivaliser et où accepter d’être une commodité. Le paiement devient invisible, mais les enjeux stratégiques n’ont jamais été aussi visibles. Nous ne sommes pas à la fin, mais au début d’un nouveau chapitre où le contrôle des rails, de l’identité et des données sera plus crucial que jamais.

 

 

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