Crypto et blockchain à l'ère quantique

par Filippo Marcuccini - Data Scientist at Sopra Steria Italy
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Imaginons un type d'ordinateur qui ne suit pas les règles traditionnelles de la logique binaire. Une machine capable d'exister dans plusieurs états simultanément, dont le fonctionnement est régi par des lois physiques à la fois contre-intuitives et rigoureuses, celles de la mécanique quantique. 

L'histoire de l'informatique a toujours été marquée par une succession de révolutions, des premiers ordinateurs électroniques, grands comme des salles entières et fonctionnant grâce à des tubes à vide et des cartes perforées, jusqu'aux smartphones modernes qui tiennent dans une poche. Néanmoins, jusqu’à présent, notre conception de l'ordinateur est restée liée à un concept fondamental : des machines qui opèrent en mode binaire au moyen d'une succession ordonnée de « zéros » et de « uns ». 

C'est sur cette base qu'Alan Turing, dans les années 1930, a conçu le modèle théorique qui porte son nom (la machine de Turing), considéré comme le pilier de l'informatique moderne. Ce modèle reposait sur une logique déterministe et séquentielle : chaque opération en suit une autre selon des règles précises et prévisibles. Les premiers ordinateurs réels adhéraient à ce principe : chaque bit était soit allumé soit éteint, sans état intermédiaire. 

Cependant, l'informatique quantique introduit un paradigme totalement nouveau. Au lieu d'être limité à un seul état à la fois, un bit quantique, ou qubit, peut exister dans une superposition d'états assumant simultanément les valeurs 0 et 1. Ce phénomène, ainsi que d'autres propriétés comme l'intrication et l'interférence, ouvre la voie à une nouvelle forme de calcul, potentiellement capable de résoudre des problèmes impossibles à traiter aujourd’hui, même pour les superordinateurs les plus puissants. 

Dans ce contexte, la révolution quantique ne représente pas simplement une amélioration technologique, mais une transformation radicale de notre manière de concevoir l'information et le traitement des données. 

L'émergence du qubit 

Dans les laboratoires les plus avancés du monde, physiciens et informaticiens développent une nouvelle génération d'ordinateurs basés sur des « qubits », des unités d'information quantiques qui défient la logique classique. Contrairement aux bits traditionnels, qui ne peuvent être que 0 ou 1, un qubit peut exister dans les deux états simultanément, une propriété appelée superposition. 
Imaginez une pièce de monnaie qui tourne en l'air : tant qu'elle est en vol, elle n'est ni pile ni face, mais une combinaison des deux possibilités. Elle ne prend une valeur définie qu'une fois qu'elle retombe. 

De même, un qubit peut représenter simultanément différentes proportions de 0 et de 1 (par exemple, 70 % de 0 et 30 % de 1), jusqu'à ce qu'il soit mesuré. Mathématiquement, l'état d'un qubit peut être décrit ainsi : mélange 0 et 1⟩ = α |0⟩ + β |1⟩, où α et β déterminent les probabilités de mesurer le qubit dans l'un des deux états de base. 

Cette caractéristique révolutionnaire offre aux ordinateurs quantiques des capacités de traitement impossibles à atteindre avec des systèmes classiques, ouvrant des possibilités inédites, mais aussi de nouveaux risques pour les mécanismes de sécurité actuels. 

Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités 

Pour comprendre où réside la véritable révolution, imaginons une expérience de pensée. Visualisez un labyrinthe extrêmement complexe avec des milliers de chemins possibles. Notre ordinateur doit partir de l'entrée du labyrinthe (point A) et trouver la sortie (point B) [Figure 1]. 

Un ordinateur traditionnel (physique classique) devra explorer chaque chemin l’un après l’autre, ce qui prendrait énormément de temps. Un ordinateur quantique (physique quantique), en revanche, peut explorer tous les chemins simultanément, chacun avec une certaine probabilité, et trouver la solution en une fraction de seconde. 

Figure 1 : Représentation d'un labyrinthe avec le point A en haut indiquant l'entrée, et le point B en bas correspondant à la sortie. 

Cette capacité a des implications majeures pour les cryptomonnaies et les blockchains. Les blockchains de Bitcoin, d'Ethereum et d'autres cryptomonnaies reposent sur un principe fondamental : des algorithmes cryptographiques si complexes qu'il est pratiquement impossible de les casser avec les ordinateurs actuels. 

Les clés privées qui protègent les portefeuilles numériques sont générées à l'aide de calculs mathématiques extrêmement complexes, et casser ces algorithmes avec des ordinateurs classiques nécessiterait des milliers d'années de calcul continu. Grâce à sa structure, la blockchain réduit le besoin d'intermédiaires (comme les banques ou institutions) et augmente la transparence, la sécurité et la fiabilité des systèmes numériques. 

La menace quantique pour les systèmes de sécurité 

Mais comment les ordinateurs quantiques menacent-ils exactement les blockchains et les cryptomonnaies ? Le problème réside dans la vulnérabilité des systèmes cryptographiques actuels. La sécurité de la blockchain repose principalement sur la cryptographie à clé publique, un système qui utilise deux clés mathématiquement liées : une clé publique (visible de tous) et une clé privée (connue seulement du propriétaire). 

La solidité de ces systèmes repose sur la difficulté de résoudre certains problèmes mathématiques, comme la factorisation de très grands nombres premiers. Prenons un exemple concret : un verrou numérique qui protège votre portefeuille Bitcoin. Ce verrou est virtuellement incassable pour les ordinateurs classiques, car il leur faudrait des milliers d'années de calcul. Cependant, un ordinateur quantique pourrait l'ouvrir en quelques minutes, grâce à sa capacité à explorer simultanément une multitude de possibilités. 

L'algorithme ECDSA (Elliptic Curve Digital Signature Algorithm), utilisé par Bitcoin et de nombreuses cryptomonnaies, devient particulièrement vulnérable. En termes simples, ECDSA repose sur les propriétés mathématiques des courbes elliptiques pour générer une signature numérique qui vérifient l’authenticité d’une transaction. 

Lorsqu'un Bitcoin est envoyé, le portefeuille crée une signature numérique unique à partir de la clé privée, confirmant que le propriétaire légitime a autorisé la dépense. Mais des chercheurs estiment qu'un ordinateur quantique doté d'environ 4 000 qubits stables pourrait casser l'algorithme ECDSA de Bitcoin en moins d'une heure, en dérivant les clés privées à partir des clés publiques exposées. Selon une étude de l’Université Cornell, près de 25 % des Bitcoins en circulation seraient particulièrement vulnérables, notamment en raison de la réutilisation d’adresses qui rend leurs clés publiques visibles. 

Certes, les ordinateurs quantiques d’aujourd’hui sont encore très éloignés de cette puissance, puisqu’ils ne comptent que quelques centaines de qubits et restent sujets à de nombreuses erreurs, mais les progrès sont rapides. Plusieurs entreprises, dont IBM, ont déjà publié des feuilles de route ambitieuses pour développer, dans les années à venir, des processeurs quantiques de plus en plus performants.  

Les experts en cybersécurité estiment qu'il y a 50 % de probabilité que les ordinateurs quantiques puissent casser les systèmes cryptographiques actuels d'ici 2031. Notons que les financements publics mondiaux pour la recherche quantique augmentent fortement (+37 % par rapport à 2023), avec l'Asie en tête (22,1 milliards de dollars), suivie par l'Europe (12,9 milliards) et l'Amérique (6 milliards). Il faut cependant préciser que l’Europe adopte une approche plus dispersée, et seuls 11 % des financements viennent directement de l’Union Européenne. 

Les géants technologiques comme Google et IBM développent déjà des processeurs quantiques de plus en plus puissants. Ce changement de paradigme pourrait rendre obsolètes les mécanismes actuels de sécurité numérique et exiger une réinvention complète des protocoles sur lesquels repose l'économie numérique mondiale. 

La cryptographie post-quantique : un nouveau bouclier numérique 

La révolution quantique suscite de sérieuses préoccupations chez les experts en cybersécurité. Les systèmes cryptographiques actuels, qui protègent aujourd'hui la confidentialité de nos communications, pourraient devenir vulnérables face à la puissance des ordinateurs quantiques de demain. 

Pour répondre à ce défi, la cryptographie post-quantique (PQC) a émergé : c’est un domaine dédié à la conception d'algorithmes résistants aux attaques quantiques. Le terme « post-quantique » reflète la nécessité de se préparer à une ère où la cryptographie classique ne suffira plus à garantir la sécurité. 

Dans ce contexte, le National Institute of Standards and Technology (NIST) a identifié plusieurs projets particulièrement prometteurs : Kyber, par exemple, est un algorithme basé sur les réseaux euclidiens (lattices) pour l'échange de clés sécurisé, ou Dilithium, conçu pour des signatures numériques sûres et efficaces. On trouve aussi des approches comme McEliece, construit sur les codes correcteurs d’erreurs, ou SPHINCS+, un système de signatures reposant uniquement sur des fonctions de hachage. 

La cryptographie utilisée par Kyber repose sur des structures mathématiques particulières appelées lattices. Pour visualiser cette structure, imaginez une grille à plusieurs dimensions : plus le nombre de dimensions augmente, plus il devient difficile d’y localiser un point précis. Cette complexité constitue un défi redoutable, même pour les ordinateurs quantiques. Kyber exploite ce principe pour générer des clés de chiffrement qui permettent à deux parties de communiquer en toute sécurité. 

Dilithium, également basé sur les lattices, fonctionne comme un sceau numérique infalsifiable. Lorsque nous signons un document numérique avec Dilithium, nous créons une preuve mathématique de notre identité si complexe qu'aucun ordinateur quantique ne peut la reproduire. C’est comme avoir un tampon personnel dont le motif est si élaboré qu’aucune technologie au monde ne pourrait le reproduire parfaitement. 

Les codes correcteurs d'erreurs, comme le système McEliece, ont été initialement développés pour garantir une transmission fiable même en présence d'interférences. Ils introduisent volontairement du « bruit » dans le message, un bruit que seul le destinataire sait filtrer. C’est comme envoyer un message dans une langue étrangère dont seul le destinataire possède le dictionnaire pour le traduire. 

Les signatures basées sur des fonctions de hachage, comme SPHINCS+, reposent sur un principe différent. Une fonction de hachage est comme un broyeur à papier à sens unique : il est facile d'y insérer un document, mais impossible de le reconstituer à partir des confettis. SPHINCS+ génère des signatures numériques si complexes que même les ordinateurs quantiques ne peuvent pas les rétroconcevoir pour falsifier des documents. 

Les développeurs peuvent donc renforcer davantage la sécurité en combinant des algorithmes résistants au quantique avec des méthodes classiques, en utilisant des techniques multipartites ou en intégrant des stratégies basées sur les codes correcteurs d'erreurs. Ces multiples niveaux de protection rendent extrêmement difficile la compromission des systèmes blockchain, dont la sécurité dépend fortement des normes et protocoles utilisés. 

Il est important de souligner quelques initiatives pionnières dans ce domaine : QAN Platform construit une blockchain résistante au quantique à partir de zéro, tandis que le Quantum-Resistant Ledger (QRL) a déjà intégré avec succès des algorithmes post-quantiques dans son écosystème opérationnel. 

De grandes entreprises comme IBM et JPMorgan développent des projets pour intégrer les principes quantiques dans leurs systèmes financiers mondiaux, témoignant de l’enjeu stratégique que représente cette technologie. Parallèlement, plusieurs projets blockchain expérimentent déjà des solutions résistantes aux ordinateurs quantiques pour garantir leur sécurité à long terme. 

Les cryptomonnaies quantiques 

L'innovation quantique commence à transformer profondément le monde des cryptomonnaies, non seulement en matière de sécurité des blockchains, mais aussi dans les mécanismes de consensus au sein des réseaux décentralisés. L'un des exemples les plus prometteurs provient de la startup BTQ, qui propose une alternative radicale au mécanisme traditionnel de Proof of Work (PoW) utilisé aujourd'hui par Bitcoin et de nombreuses cryptomonnaies. 

Le Proof of Work est le mécanisme de consensus qui permet aux blockchains comme Bitcoin de fonctionner sans autorité centrale. Il valide les transactions et crée de nouveaux blocs. Dans le PoW, les mineurs doivent résoudre un puzzle mathématique complexe en trouvant un nombre spécial, appelé nonce, qui, combiné aux données de transactions et appliqué à une fonction de hachage, produit un résultat contenant un certain nombre de zéros initiaux. 

Ce mécanisme rend la création d'un bloc difficile et énergivore. Quiconque tenterait de modifier une transaction passée devrait refaire le travail de minage de tous les blocs suivants, ce qui rend l'attaque économiquement impossible. 

Comme il n’existe aucun raccourci, les mineurs doivent tester des milliards de combinaisons au hasard. Ceux disposant de plus de puissance de calcul ont de meilleures chances de résoudre le puzzle en premier et de recevoir la récompense en cryptomonnaie. Bien que ce système soit sécurisé, il consomme autant d’énergie que des pays entiers. 

Le CGBS (Coarse-Grained Boson Sampling), proposé par BTQ, exploite au contraire les propriétés de la physique quantique en utilisant des photons parcourant un réseau de chemins optiques. Grâce à la superposition quantique, chaque photon explore tous les chemins possibles simultanément, créant des motifs d'interférences complexes. 

Le résultat émerge naturellement du système quantique avec une efficacité énergétique potentiellement mille fois supérieure à celle du PoW classique. Alors que le PoW repose sur la force brute de milliers de machines essayant des solutions en série, le CGBS utilise les propriétés naturelles de la physique quantique pour parvenir à un résultat similaire. Le CGBS pourrait représenter un futur durable pour les cryptomonnaies, préservant la sécurité tout en éliminant leur empreinte environnementale colossale. 

Mais la recherche va encore plus loin. Certains scientifiques explorent des concepts encore plus visionnaires, comme les quantum coins, des monnaies numériques basées directement sur les principes de la mécanique quantique. Ces pièces seraient théoriquement impossibles à cloner grâce au théorème de non-clonage quantique, une loi fondamentale en physique quantique. 

En pratique, une pièce quantique existerait dans un état unique et non reproductible, résolvant élégamment le problème de la double dépense sans recourir à des mécanismes de consensus complexes. L'idée des quantum coins remonte d'ailleurs aux années 1980, bien avant l'invention de Bitcoin. Elle a été proposée par le physicien Stephen Wiesner qui imaginait un billet quantique impossible à contrefaire. 

Même le processus d'extraction des cryptomonnaies, le mining, pourrait être révolutionné par la mécanique quantique. Des institutions comme la Singapore University of Technology and Design développent des protocoles de minage quantique utilisant les propriétés uniques des systèmes quantiques (superposition, intrication) pour réaliser des opérations cryptographiques bien plus efficacement que les méthodes actuelles. 

En pratique, là où les fermes de minage actuelles reposent sur des machines puissantes exécutant des calculs longs et séquentiels, le minage quantique pourrait permettre à des appareils beaucoup plus légers, comme des ordinateurs portables ou smartphones du futur, de contribuer au réseau via des calculs quantiques parallèles et ultra-efficaces. Le résultat serait un système de minage plus distribué, accessible et écologique, en contraste total avec le modèle centralisé et énergivore actuel. 

L'adoption de ces technologies ne sera cependant pas simple : elle nécessitera du temps, des investissements conséquents et une transformation profonde des infrastructures existantes. Le matériel quantique spécialisé nécessaire pour implémenter des systèmes comme le CGBS est encore en développement expérimental, avec des coûts prohibitifs et des limitations techniques importantes. C'est une vision révolutionnaire qui, bien que prometteuse, exigera probablement des années de recherche, de développement et de tests avant d'atteindre une maturité commerciale. 

Conclusion 

L'avenir des cryptomonnaies présente deux défis profondément liés : d'un côté, la nécessité de les protéger contre les menaces posées par les ordinateurs quantiques, de l'autre, l'urgence de réduire leur impact environnemental, insoutenable à long terme. 

L'informatique quantique, si elle est intégrée correctement, pourrait offrir des solutions élégantes aux deux problèmes. Elle ouvrirait la voie à des systèmes cryptographiques plus sûrs, plus rapides et considérablement plus économes en énergie. Un paradoxe fascinant se trouve au cœur de cette transformation : la technologie quantique, qui menace de fragiliser les blockchains traditionnelles, pourrait aussi devenir la clé de leur réinvention. Une menace qui, si elle est comprise et maîtrisée, peut devenir une opportunité, annonçant une nouvelle ère d'infrastructures numériques résilientes et durables. 

Dans cette course contre la montre, il sera essentiel de poursuivre les investissements dans la recherche cryptographique avancée et dans l'expérimentation de nouveaux paradigmes de calcul. L'objectif n’est pas seulement de suivre le rythme de la puissance croissante des processeurs quantiques, mais de le faire sans compromettre les deux piliers du futur de l'économie numérique : la sécurité et la durabilité. 

À mesure que le Proof of Work, les blockchains quantiques et d'autres technologies évoluent pour répondre aux défis posés par l'informatique quantique, le véritable bond en avant sera aussi culturel. L'adoption de ces outils dépendra non seulement de leur capacité à résoudre des problèmes mathématiques complexes, mais aussi de notre aptitude à les comprendre, les réguler et les intégrer de manière responsable dans la société. 

La révolution quantique ne sera pas seulement un progrès technologique. Elle nous offrira l’occasion de repenser notre relation à la technologie et constituera un terrain d’expérimentation pour notre imagination, notre capacité à anticiper et notre aptitude à gérer le changement. 

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