Les SMA permettent à l’IA de collaborer de manière coordonnée et efficace, pour des résultats plus rapides et plus pertinents, selon Patrick Meyer, architecte senior en intelligence artificielle et directeur technique chez Sopra Steria UK, et Clément Bénesse, chercheur senior en IA chez opsci.ai.
Imaginez un orchestre symphonique. Chaque musicien a évidemment sa spécialité : le violoniste maîtrise parfaitement son instrument, le pianiste connaît chaque touche et le chef d'orchestre coordonne l'ensemble de la performance. A présent imaginez que l'on demande à un seul musicien de jouer tous les instruments simultanément. Le résultat serait chaotique, loin d'être harmonieux.
Cette analogie illustre parfaitement le changement fondamental qui s'opère actuellement dans le domaine de l'intelligence artificielle. Alors que le monde de la tech s'est lancé dans une course effrénée à la construction de modèles monolithiques toujours plus puissants, une autre approche progresse discrètement mais sûrement : les systèmes multi-agents (SMA). Plutôt que de s'appuyer sur un modèle unique et polyvalent pour accomplir toutes les tâches, les SMA mobilisent de petits agents spécialisés qui collaborent harmonieusement pour obtenir des résultats plus rapides et plus précis.
Il s'agit là d'un véritable changement de paradigme. Et si l'avenir de l'IA était finalement plus collaboratif que ce que nous avions imaginé ?
Démanteler le monolithe : en quoi les SMA diffèrent-ils des LLM traditionnels
Du point de vue de l'utilisateur, l'interface demeure familière. « Pour l'utilisateur, rien ne change côté interface, nous conservons les mêmes types d'interactions en langage naturel, explique Patrick Meyer. Ce qui change fondamentalement, c'est la capacité du système à répondre à différents types de questions avec une précision accrue. »
La différence essentielle se situe sous le capot. « Plutôt qu'un modèle génératif produisant une réponse directe à une requête (ce qu'on pourrait qualifier de modèle statique ou monolithique), nous assistons à un travail distribué en arrière-plan, avec différents modèles sollicités à plusieurs reprises, permettant au système de produire des résultats de qualité supérieure », poursuit-il.
Clément Bénesse apporte toutefois une nuance importante à cette approche : « En théorie, on pourrait laisser tous les agents interagir librement, mais en pratique, il est nécessaire de limiter les échanges prolongés et de structurer les flux d'information. Cela conduit naturellement vers une architecture plus organisée et efficace. »
Ce changement ouvre de nouvelles perspectives en termes de complexité et de précision. « On passe de systèmes capables de résumer un texte à la volée à des requêtes complexes comme "créer un rapport PDF comparant les ventes du trimestre avec celles de la concurrence", et obtenir le tout en quelques minutes seulement », illustre Meyer.
Les coulisses de la magie : comment fonctionnent les systèmes multi-agents
« L'architecture d'un SMA repose sur des fondements relativement stables, explique Meyer. On dispose d'un orchestrateur qui coordonne la séquence des agents, comprend l'intention de l'utilisateur et répartit intelligemment les tâches aux agents spécialisés. »
Cela crée un nouveau paradigme particulièrement intéressant : les agents communiquent entre eux en langage naturel, et non plus via des API techniques comme dans les microservices traditionnels. « Ici, tous les échanges s'effectuent en langage naturel », souligne-t-il avec enthousiasme.
Techniquement, l'infrastructure repose souvent sur des graphes acycliques orientés (DAG). Bénesse illustre ce concept : « Imaginez un flux de travail où chaque tâche dépend logiquement de la précédente. On ne peut évidemment pas analyser les ventes avant de les collecter, mais on peut parfaitement rechercher les données concurrentielles en parallèle. Cette structure évite les boucles infinies tout en optimisant l'efficacité globale. »
Prenons l'exemple concret d'une demande complexe, comme la génération d'un rapport de ventes trimestriel. « Le système décompose automatiquement la tâche en plusieurs étapes coordonnées, poursuit Bénesse. un agent interprète d'abord la requête. Ensuite, deux agents travaillent en parallèle : l'un recherche les données concurrentielles sur internet, l'autre interroge les bases de données internes. Une fois ces étapes terminées, un troisième agent analyse et compare les données collectées, un quatrième génère le document PDF, et un dernier valide la cohérence du résultat final. »
Cette orchestration permet d'atteindre une efficacité inédite. « L’enjeu principal est d’identifier le “chemin critique” : la séquence de tâches interdépendantes la plus longue, qui fixe le temps d’exécution minimal, précise Bénesse. Une parallélisation bien conçue peut réduire considérablement les temps de réponse. »
L'efficacité par la spécialisation
L'un des grands avantages des SMA réside dans leur remarquable efficacité énergétique. « On peut utiliser des modèles bien plus petits qu'on appelle des SLM (Small Language Models). Ces modèles comptent environ 10 à 12 milliards de paramètres et fonctionnent parfaitement sur une simple carte graphique consommant quelques dizaines de watts », explique Meyer.
C'est une véritable révolution comparée aux géants énergivores actuels. Les modèles monolithiques nécessitent des GPU H100 coûteux, tandis que les agents spécialisés peuvent fonctionner efficacement sur du matériel grand public. « C'est une application concrète de la stratégie "diviser pour mieux régner" : on dispose de petits modèles qui interagissent harmonieusement entre eux, avec des garde-fous intégrés pour vérifier que le contenu généré reste acceptable », poursuit-il.
Bénesse ajoute d'autres avantages significatifs : « En plus de réduire drastiquement les coûts, les SMA permettent une hybridation naturelle entre LLM et outils existants. L'époque des LLM isolés est définitivement révolue : on peut maintenant intégrer facilement tous les scripts et systèmes hérités des entreprises. »
L'analogie biologique s'avère particulièrement parlante. « C'est exactement comme le cerveau humain : il n'est jamais sollicité à 100 % en permanence et n’active pas les mêmes zones pour toutes les tâches », observe Meyer avec justesse.
Cette efficacité remarquable a toutefois un prix : l'interaction accrue entre agents augmente mécaniquement la consommation. « La question cruciale est de savoir si une inférence sur un gros modèle équivaut réellement à dix inférences sur de petits modèles, indique Bénesse. On peut aussi allouer dynamiquement davantage de ressources aux tâches complexes ou interrompre intelligemment un calcul si les résultats intermédiaires s'avèrent peu prometteurs. Cette allocation adaptative des ressources devient essentielle. »
Faut-il s'attendre à moins d'hallucinations avec les SMA ?
Le lien entre architecture multi-agents et fiabilité de l'IA s'avère particulièrement subtil. « C'est effectivement une question complexe, reconnaît Meyer. La RAG (retrieval-augmented generation, soit génération augmentée par récupération) peut effectivement réduire les hallucinations en fournissant la bonne information au bon moment, mais le simple fait d'avoir des agents qui communiquent entre eux n'améliore pas forcément ce problème fondamental. »
L'intuition selon laquelle plus d'agents égale automatiquement de meilleurs résultats n'est pas toujours justifiée. « Ce n'est pas parce qu'on met deux personnes dans une pièce qu'on double miraculeusement l'intelligence », note-t-il avec pragmatisme.
Cela dit, les SMA offrent des capacités véritablement inédites. « Ils peuvent poser des questions pertinentes pour clarifier ou affiner une tâche, ce que les modèles monolithiques ne peuvent absolument pas faire », souligne Meyer.
Bénesse apporte un éclairage complémentaire : « On peut mettre en place des validations croisées sophistiquées entre agents. La sortie d'un agent est systématiquement vérifiée par un autre, spécialisé dans le contrôle qualité. Lorsque plusieurs agents abordent une même tâche, des mécanismes de consensus permettent de consolider les propositions pour une robustesse accrue. »
Il insiste également sur l'accès privilégié à l'information en temps réel : « Les LLM excellent à transformer des données brutes en informations structurées. Mais en plus, en accédant directement à internet, les agents réduisent fortement les erreurs dues à des connaissances obsolètes. »
Le défi majeur de la sécurité
Avec la montée en complexité des SMA, de nouveaux défis critiques apparaissent. « Pour l'adoption industrielle à grande échelle, le plus difficile consiste à rendre les agents véritablement robustes et sécurisés, alerte Bénesse. plus il y a d'agents, plus la surface d'attaque potentielle s'élargit, et nous apprenons encore à stabiliser efficacement ces chaînes en production. »
La transparence des interactions entre agents facilite certes la supervision, mais les méthodes d'audit traditionnelles ne suffisent plus. Développer des cadres d'audit spécifiquement adaptés aux SMA, capables de suivre précisément les chemins décisionnels à travers tout un réseau d'agents, est devenu absolument crucial pour une adoption future en entreprise.
C'est l'un des obstacles majeurs à surmonter : garantir que ces IA collaboratives soient aussi fiables et sûres que leurs équivalents monolithiques déjà éprouvés.
Un avenir de l'IA placé sous le signe de la collaboration
« La révolution est d'ores et déjà en marche », observe Meyer avec conviction. Cette transition vers des IA spécialisées et collaboratives va bien au-delà d'une simple évolution technique : elle ouvre concrètement la voie à une démocratisation du développement de l'IA. Les modèles plus petits sont significativement plus faciles et moins coûteux à entraîner, rendant des capacités avancées accessibles bien au-delà des seuls géants de la tech.
« On verra progressivement apparaître des agents métiers spécialisés (RH, achats, gestion de produit…) qui collaboreront naturellement entre eux pour produire des résultats véritablement intéressants », prévoit-il.
Bénesse conclut avec un optimisme mesuré mais bien réel : « Les défis demeurent effectivement importants en matière de sécurité et de stabilité, mais le potentiel d'une IA plus efficace, transparente et accessible est indéniable. »
L'avenir de l'IA ne consiste finalement pas à construire des orchestres toujours plus grands : il s'agit d'apprendre aux musiciens à mieux jouer ensemble.