"Blockchain", "Wallet" ou “Hold” “Gas fees" ou encore “Staking”...Autant de termes qui peuvent donner le vertige à celui ou celle qui souhaite se lancer dans le monde des crypto- actifs. Pourtant, le même individu effectue quotidiennement des virements, ajoute des RIB ou des IBAN, consulte ses comptes et utilise sa carte bancaire sans la moindre crainte, et avec agilité. La différence ? Des décennies d'optimisation de l'expérience utilisateur dans la banque traditionnelle, contre un écosystème crypto encore largement pensé par et pour des initiés.
Cette fracture révèle un enjeu fondamental : l'adoption massive des crypto-monnaies ne passera pas seulement par la technologie ou la réglementation, mais par la capacité à créer une expérience utilisateur accessible et rassurante. Pour Sarah Pietrasik, UX Designer experte du software complexe, la clé réside dans une approche radicalement différente. A commencer par le premier contact avec l’application ou le site : "Créer un bon onboarding, c'est supprimer les freins. Mais il faut d'abord les identifier." Cette philosophie implique de repenser radicalement la segmentation client.
Ne pas s'adresser à tout le monde, mais bien définir sa cible
La première erreur des services crypto réside dans une approche universaliste mal comprise. "Dire 'tout le monde', c'est dire personne", affirme Sarah Pietrasik. "On ne s'adresse pas de la même façon à un adolescent de 18 ans qui veut placer ses 200 euros reçus à Noël sur la crypto et à quelqu'un de 60 ans qui veut placer une partie de ses économies. Ce n'est pas le même langage, pas le même degré de vulgarisation."
Cette segmentation influence directement la conception de l'interface. Plutôt que de créer une solution unique complexe, l'approche recommandée consiste à développer "des applications modulaires qui donnent accès à plus ou moins d'aide selon le profil". Un jeune utilisateur familier du numérique aura besoin de moins d'accompagnement qu'un client traditionnel découvrant l'univers crypto, et il faut que le site ou l’application le prenne en considération.
Cette logique s'oppose aux premières applications crypto. "Elles s'adressaient à un monde très spécialisé, fait pour des initiés avec un jargon particulier", précise notre experte. Interfaces sombres, codes graphiques masculins, esthétique "dark web" : tout l'opposé des codes bancaires traditionnels fondés sur la simplicité et la réassurance.
Réconcilier deux univers visuels antagonistes
Le défi design fondamental ? Faire cohabiter deux esthétiques antagonistes. D'un côté, l'univers crypto privilégie les interfaces sombres et le vocabulaire technique. De l'autre, l'environnement bancaire mise sur des interfaces claires, des boutons visibles et un minimum d'informations dans un cadre rassurant.
"La solution n'est pas de ramener les codes crypto dans l'univers bancaire, mais plutôt de prendre les codes bancaires rassurants et de les appliquer à la crypto", précise Sarah Pietrasik. Concrètement, cela signifie transformer le terme "wallet" en "portefeuille" dans l'environnement bancaire habituel, utiliser les codes UX universels (comme la séquence login puis mot de passe), et éviter toute "surcharge cognitive inutile".
Cette approche répond à un enjeu de confiance majeur. "La plus grande difficulté en design, c'est d'établir la confiance entre un utilisateur et son produit. C'est encore plus difficile quand on parle de crypto : vous manipulez votre argent, l’interface affiche des termes qui relèvent du jargon, et vous devez parfois passer par plusieurs plateformes pour faire la même chose."
L'accompagnement plutôt que la complexité technique
Au-delà de l'interface, la différenciation se joue sur l'accompagnement utilisateur. Contrairement aux plateformes crypto traditionnelles qui se contentent de proposer des fonctionnalités techniques, l'approche bancaire intègre une dimension pédagogique structurée.
"Il est crucial de donner des outils d'aide à la prise de décision", souligne Sarah Pietrasik. "Nous avons mis en place une académie avec des tutoriels, des actualités, tout ce qu'il faut pour que l'utilisateur soit informé." Cette approche répond à un enjeu majeur. "Quand on veut placer de l'argent et qu'on cherche sur Internet, il y a un problème de confiance", observe Sarah Pietrasik. "Peut-on croire l'information trouvée ?"
L'innovation réside dans l'intégration de mécaniques de réassurance dès la première interaction. FAQ contextuelle sur la page d'accueil, pré-remplissage intelligent des formulaires, suivi en temps réel des processus de validation : autant d'éléments qui peuvent supprimer les freins identifiés lors des tests utilisateurs.
Mesurer pour ajuster en permanence
L'amélioration continue s'appuie sur une méthodologie rigoureuse combinant analyses comportementales et enquêtes terrain. "On utilise les analyses de comportements pour traquer les parcours utilisateurs. On peut par exemple voir précisément où 70% des gens s'arrêtent dans un processus d'achat", explique la designer.
Cette approche quantitative, complétée par des entretiens qualitatifs, permet d'identifier les points de friction réels. L'exemple d'Amazon et de son "bouton à 300 millions de dollars" illustre parfaitement cette logique : remplacer "S'identifier" par "Payer" et proposer la création de compte après paiement a augmenté les ventes de 45%.
Pour les services crypto, cette méthodologie révèle souvent des problèmes d'interface apparemment mineurs mais aux conséquences majeures : "Si 80% des utilisateurs ne comprennent pas qu'il faut cliquer sur un bouton à une étape donnée, c'est un vrai problème d'utilisabilité qu'il faut résoudre."
Penser l'écosystème dans sa globalité
L'approche UX doit considérer l'ensemble des acteurs impliqués dans la chaîne de valeur crypto. "Il n'y a pas que l'utilisateur final qui achète de la crypto, il y a aussi le conseiller bancaire, qui est aussi anxieux que l'acheteur parce qu'il ne connaît pas grand-chose à la crypto. Il faut donc que l’interface lui permette d’apprendre, et de visualiser sa courbe d'apprentissage."
Cette vision systémique inclut également les responsables conformité qui "ont besoin de leur interface pour valider les transactions". Chaque profil nécessite une approche spécifique : interface pédagogique pour le client final, outils d'accompagnement pour le conseiller, tableau de bord fonctionnel pour le contrôleur.
Cette complexité multi-acteurs explique pourquoi l'intégration crypto en environnement bancaire nécessite une expertise UX approfondie. "Quand on fait les premiers scénarios pour les banques, on prend ces trois profils et on se demande comment les adresser tous."
Vers une démocratisation maîtrisée
L'enjeu dépasse la simple optimisation d'interface pour toucher à la démocratisation financière. En rendant les cryptomonnaies accessibles via les codes rassurants de la banque traditionnelle, l’UX design ouvre potentiellement l'accès à de nouveaux produits financiers pour des populations jusqu'ici exclues de cet écosystème.
Comme le résume Sarah Pietrasik en référence à une citation du fondateur d'Airbnb Brian Chesky : "Notre véritable innovation n’est pas de permettre aux gens de réserver une maison ; il s’agit de concevoir un cadre qui permettra à des millions de personnes de se faire mutuellement confiance…" Pour les cryptomonnaies, l'enjeu est identique : créer les conditions de confiance qui permettront une adoption massive, au-delà du cercle des initiés.
Dans ce marché en phase de banalisation, l'expérience utilisateur devient le seul vrai différenciant. Pour réussir l'intégration crypto en environnement bancaire, elle n'est plus optionnelle, mais vitale.